La figure du mendiant s’est d’abord imposée comme l’antithèse du superman, de l’homme « modèle » qui croit contrôler et diriger son monde. Le mendiant, en dehors du système, est l’antinomique du développement. Il ne clame pas haut et fort « regardez comme je suis performant, beau, riche et intelligent » mais « regardez comme je suis faible et, si vous le pouvez, aidez-moi ! ». La figure du mendiant est ainsi emblématique de la condition humaine : un être bon mais plein de faiblesses, qui a besoin des autres pour vivre et qui n’a pas honte de l’admettre. Mais le Mendiant ne se résume pas que par la négative. Dans de nombreux pays, la mendicité a d’ailleurs une connotation relativement positive : au Sénégal, les disciples d’une confrérie musulmane se font mendiant afin d’apprendre l’humilité et l’ascétisme. En Asie, certains moines bouddhistes mendiaient leurs repas au quotidien et c’est un moine mendiant (entre autres rencontres) qui aidera le prince Siddharta à se lancer sur la voie du Bouddha… |
Lao Zi et le non-agir… … et sur la voie (Tao ou plutôt Dao) de la sagesse, quoi de plus normal que de rencontrer le sage chinois Lao Zi ou Lao Tseu. Contemporain de Confucius, il nous a laissé un livre, le Tao-te-King (Dao De Jing) – le livre de la voie et de la vertu – et une doctrine, le Taoïsme. Or, à relire ce livre dernièrement, j’ai été frappé de retrouver l’image du Mendiant dans la description que fait Lao Zi du Saint (homme) ou du Sage. Par exemple : « Celui qui conserve ce Tao ne désire pas d’être plein. Il n’est pas plein (de lui-même), c’est pourquoi il garde ses défauts (apparents), et ne désire pas (d’être jugé) parfait.» (15) « Les hommes de la multitude ont du superflu ; moi seul je suis comme un homme qui a perdu tout.» (20) « La faiblesse est la fonction du Tao » (40) « Quand les lettrés inférieurs ont entendu parler du Tao, ils le tournent en dérision. S’ils ne le tournaient pas en dérision, il ne mériterait pas le nom de Tao » (41) « De là vient que le Saint se revêt d’habits grossier et cache des pierres précieuses dans son sein.» (70) Comme le précise également le commentateur du texte Jean Eracle, « le sage estime ce qui est usé, défectueux (au figuré, c’est à dire aime à paraître rempli de défauts) [...] Il ne veut pas être plein [...] et ne désire pas d’être (brillant) comme une chose nouvellement faite. Le saint homme se dépouille de tout ce qu’il avait au-dedans de lui , il n’y laisse pas une seule chose qui puisse le rattacher au monde matériel [...] Au-dehors, il ressemble à un homme en démence ; il est comme un objet usé ; il n’a rien de l’éclat, de l’élégance par lesquels les choses neuves attirent les regards de la foule. » Que les mendiants n’attirent pas les foules, c’est une évidence, comme en témoigne les passages suivants : |
Évidemment, la marche avait aussi ses inconvénients. Il y avait les crottes de chien et il y avait tous ces mendiants. Jean-Jacques était perplexe : il payait des impôts comme tout le monde – il avait même la chance d’en payer plus que tout le monde – et il savait qu’une bonne proportion de ceux-ci contribuait aux programmes sociaux. Dans son pays, la générosité était obligatoire et technocratique. Mais alors, que faisaient donc là tous ces gens ?
[...] |
Le non-agir (wu-wei) est le principe clé du taoïsme : « (Le sage) pratique le non-agir, il s’occupe de la non-occupation [...] » (63) Il ne s’agit pas de passivité ou d’inaction mais bien de l’absence d’action, à l’instar de l’eau qui coule et qui se moque des obstacles : « L’homme d’une vertu supérieure est comme l’eau . L’eau excelle à faire du bien aux êtres et ne lutte point. » (8) Il faut laisser la nature sans la forcer ce qui signifie, par exemple, pour le Mendiant, laisser les généreux s’approcher : |
– Bon et bien merci pour cette conversation. Combien vous dois-je ? – Rien du tout : la parole est gratuite. C’est l’acte de générosité qui est payant. – Il faut bien que je vous donne quelque chose ? – Seulement si ce mouvement vient de ton cœur. Si tu donnes par obligation ou manipulation, tu ne te sentiras pas aussi bien. C’est pour cela que je ne vais pas quémander : ma non-action garantit une générosité de qualité. C’est lorsque les passants baissent les yeux, me voient et viennent vers moi sans contraintes qu’ils s’humanisent. Toute la journée, ils vont penser à leur geste et ils se sentiront bons. Les jeunes dans la profession ont perdu le goût du travail bien fait : ils ne supportent pas d’attendre. Ils vont à la rencontre des passants, les agressent et les manipulent pour leur soutirer quelques pièces. Dans ce cas, tout le monde est perdant. Le jeune qui entend : « Non, désolé » à longueur de journée, le passant qui ment pour refuser de donner et même celui qui donne car il a alors le sentiment d’avoir réagi et non pas agi. Regarde le porche là-bas, avec le chien : c’est là que je travaille. Comme tu le vois, je n’ai pas de pancarte devant moi : je ne fais croire à personne que j’ai faim ou que je suis sans abri. On vient vers moi librement et on me quitte le cœur léger. Garde donc ton argent. Tu n’es pas encore prêt à donner… [...] |
Une autre image qui revient fréquemment et aide à comprendre le Dao est celle du vide ou du creux : « Le Tao est vide ; si l’on en fait usage, il paraît inépuisable. Ô qu’il est profond ! » (4) ou encore « On pétrit de la terre glaise pour faire des vases. C’est de son vide que dépend l’usage des vases. On perce des portes et des fenêtres pour faire une maison. C’est de leur vide que dépend l’usage de la maison. C’est pourquoi l’utilité vient de l’être, l’usage naît du non-être. » (11) On retrouve cette idée dans les peintures de paysages chinois : le blanc et le vide couvrent une bonne partie de la toile de manière à laisser l’esprit accéder à l’harmonie. « On ne peut appréhender l’Être qu’en creux, en cernant son absence – un peu comme un sceau gravé intaglio livre son message en blanc, ne révélant son dessin que grâce à l’absence de matière [...] Le précepte recommande au peintre de ne jamais révéler qu’une moitié du sujet pour mieux en suggérer la totalité [...] Le vide est l’espace où peut se déployer l’au-delà du poème » explique brillamment le sinologue Simon Leys dans son essai "La forêt en feu" (Essais sur la Chine, Robert Laffont, p.577) Et d’illustrer ses remarques par quelques poèmes, notamment de Wang Wei (699-761) :
ou encore : La montagne vide ne voit
personne
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[...] Non mais, c’est pas vrai, encore un ! – Mmmm… pas mal, marmonnait-il. Évidemment, ça contraste avec la
grisaille de la ville… Et toi, tu en penses quoi ? |
La souplesse, caractéristique essentielle de la nature, fait également partie de la voie : « S’il dompte sa force vitale et la rend extrêmement souple, il pourra être comme un nouveau-né. » (10) Mais c’est encore le taoïste Lie Zi (ou Lie Tseu) qui en parle le mieux: « Désires-tu la rigidité ? Obtiens-la par la souplesse. Désires-tu la force ? Protège-la par la faiblesse [...] Souplesse et faiblesse sont conformes à la vie. Rigidité et force sont conformes à la mort. » (Traité du vide parfait, Albin Michel, p. 52) |
Évidemment, il n’y avait aucune fatalité et certains adultes arrivaient à prolonger la souplesse et l’optimisme de l’enfance. Ces gens-là figuraient parmi les plus heureux du monde. Son père en avait fait partie. [...] |
« Sans sortir de ma maison, je connais l’univers ; sans regarder par ma fenêtre, je découvre les voies du ciel. Plus l’on s’éloigne et moins l’on apprend. C’est pourquoi le sage arrive (où il veut) sans marcher ; il nomme les objets sans les voir ; sans agir, il accomplit de grande choses. » (48) Jean Eracle fait de ce chapitre le commentaire suivant : « le saint homme reste calme et sans désirs ; il ne s’occupe point des choses sensibles, et, en restant en repos, il comprend tous les secrets de l’univers. » |
– Eh bien ! Pourquoi ne changez-vous pas de place, alors ? N’êtes-vous pas tenté par de nouvelles expériences, de nouveaux horizons ? – Mais chaque instant de ma vie EST une nouvelle expérience ! Il n’est pas nécessaire de s’agiter en tous sens pour vivre autre chose… Trop bouger nous empêche d’ailleurs souvent d’être à l’écoute des messages de notre cœur… – Et qu’est-ce qu’il vous raconte votre cœur en ce moment ? [...] |
« [...] Celui qui est vertueux, il le traite comme un homme vertueux, celui qui n’est pas vertueux, il le traite aussi comme un homme vertueux. C’est le comble de la vertu. [...] Le Saint regarde le peuple comme un enfant. » (49) |
– Mais pourquoi avoir choisi ce métier de majordome ? – « Ich dien. » – Pardon ? – « Ich dien : je sers. » C’était la devise du Prince de Galles. Quelle plus belle manière d’être utile que de servir ? – Sans doute, mais vous n’êtes vraiment utile qu’à moi et je ne pense pas être un modèle de vertu ni un nécessiteux… – Cela rend ma tâche d’autant plus respectable. [...] – Ça va, ça va, j’ai compris la leçon…
Jean-Jacques avait lancé cette réplique avec une violence qui le
surprit lui-même. Cela faisait un moment que le malaise montait en
lui, que la pression s’accumulait. En quelques jours, ce mendiant
avait déjà réussi à prendre sur son esprit un ascendant
considérable. Quand je pense que je me suis même rendu deux fois
à l’hôpital ! Il avait sans doute beaucoup appris, mais il était
peut-être temps de reprendre les commandes… |
« Je possède trois choses précieuses : je les tiens et les conserve comme un trésor. La première s’appelle l’affection ; la seconde s’appelle l’économie ; la troisième s’appelle l’humilité, qui m’empêche de vouloir être le premier de l’empire.» (67) |
– Quelque chose ne va pas ? – Non, non, rien. Je pensais juste être le premier… – Être le premier, être le meilleur… Voilà bien un mal récurrent à notre époque… Je connais votre mendiant : c’est un homme sage et précieux. Il n’y a pas trente-six recettes miracle, vous savez. Alors, parlez-moi un peu de votre vie ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Curieux retournement de situation ! C’est moi qui vais finalement
parler de mes problèmes, pensa Jean-Jacques. Mais pourquoi pas
après tout ? Qu’avait-il à craindre d’une personne qui allait
bientôt mourir ? Et puis, si elle connaissait vraiment le mendiant…
Le hasard était décidément extraordinaire ! |
Le Tao ou Dao peut aussi se comprendre au sens figuré de « conduite ». Comme le rappelle Jean-Jacques Lafitte dans son introduction au « Traité du vide parfait » de Lie Zi, le Dao « désigne souvent chez Confucius la conduite que devraient adopter les personnes de qualité : règles qui assurent le bon fonctionnement à la société. » J’aime particulièrement ce passage des « Entretiens de Confucius » : « Le Maître ne parle pas des choses extraordinaires, ni des actes de violence, ni des troubles, ni des esprits. » En effet, selon l’interprétation du
Révérend Père Séraphin Couvreur S.J. (dans la luxueuse édition de
Jean de Bonnot, p145), « Parler des choses extraordinaires, c’est
exciter les hommes à ne pas suivre les règles ordinaires ; parler
des actes d’audace et de violence, c’est affaiblir dans les hommes
les sentiments de douceur ; parler de résistance aux lois ou à
l’autorité, c’est porter les hommes à violer la justice ; parler des
esprits, c’est brouiller des idées de ceux qui écoutent. » |
Prenons l’exemple des journaux télévisés. Sur trente minutes, il est logique que les journalistes se concentrent sur ce qui sort de l’ordinaire : le crash d’un avion plutôt que les milliers de vols qui atterrissent quotidiennement sans encombre, le meurtre plutôt que les milliards de poignées de main ou de sourires… Il ne faut pas se laisser berner : sur une page blanche, c’est évidemment le point noir qui saute aux yeux ! Vous venez d’en faire l’expérience, il me semble. – Oui, c’est vrai. – Vous voyez : il n’y a de fatalité qu’à la mesure de notre propre fatalisme. Le monde est imparfait et la violence est évidemment présente dans la nature, mais nous ne sommes pas obligés de nous focaliser dessus. Nous avons le pouvoir de contrôler nos vies et notre vision du monde. Nous avons tous en nous l’énergie nécessaire pour échapper à la gravité et gagner en altitude… |
Chez Lao Zi, l'un des chapitres le plus significatif est le 52 : « Avec la droiture, on gouverne le royaume ; avec la ruse, on fait la guerre ; avec le non-agir, on devient le maître de l’empire. (…) Plus le roi multiplie les prohibitions et les défenses, et plus le peuple s’appauvrit ; Plus le peuple a d’instruments de lucre, et plus le royaume se trouble ; Plus le peuple a d’adresse et d’habilité, et plus l’on voit fabriquer d’objets bizarre ; Plus les lois se manifestent, et plus les voleurs s’accroissent. C’est pourquoi le Saint dit : Je pratique le non-agir, et le peuple se convertit de lui-même. J’aime la quiétude, et le peuple se rectifie de lui-même. Je m’abstiens de toute occupation, et le peuple s’enrichit de lui-même. Je me dégage de tous désirs, et le peuple revient de lui-même à la simplicité. » Cela me fait penser à l’une des citations qui devait figurer en exergue du livre, tirée du Mahābhārata indien : « L'homme en colère sera convaincu par la douceur, le méchant par la bonté, l'avare par la générosité, le menteur par la vérité. » Le passage ci-dessous, qui citait Lao Zi, fut également supprimé. Il s’agit d’un dialogue entre Jean-Jacques et le mendiant. A noter que la « loi unique » dont parle le mendiant se retrouve dans nombre de textes de sagesse, qui vont de Confucius à la Bible… |
– [...] je prône l’action et le droit légitime à l’erreur. La société a raison d’intervenir lorsqu’il y a des abus mais pourquoi s’occuper de broutilles ? « Plus il y a d’interdits et de prohibitions, plus le peuple s’appauvrit. Plus se multiplient les lois et les ordonnances, plus foisonnent les voleurs et les bandits » disait Lao Zi. La communauté se porterait en réalité bien mieux avec une loi unique, une règle simple que nous devrions inscrire sur tous les textes officiels :
(section non retenue pour le conte final) |
Attention : comme les passages qui suivent révèlent un peu de l’intrigue du Mendiant, je suggère à tous ceux qui n'ont pas encore lus le livre de pratiquer la non-lecture de ce qui suit… « L’homme sort de la vie pour entrer dans la mort. Il y a treize causes de vie et treize causes de mort [...] » (50) Jean Eracle a la gentillesse de nous préciser ces treize moyens d’arriver à la vie spirituelle: la vacuité, l’attachement au non-être, la pureté, la quiétude, l’amour de l’obscurité, la pauvreté, la mollesse, la faiblesse, l’humilité, le dépouillement, la modestie, la souplesse et l’économie. De ce point de vue, la position de mendiant pourrait effectivement être considérée comme un exercice spirituel. C’est ce que remarquent les protagonistes du conte… |
– C’est vrai, mais tu serais surpris de constater comme l’habit monte à la tête. Lorsque j’enfile mon costume de mendiant, je me transforme : je deviens plus humble, plus timide, plus proche des autres et de la nature humaine… J’oublie qui je suis et d’où je viens. Pour celui qui le porte, l’habit peut très bien faire le moine ! [...] |
Le Mendiant n’en est donc finalement pas un ! Tout n’était qu’un subterfuge pour attirer Jean-Jacques vers lui… C’est son non-agir qui lui a permis d’agir ! Il est resté dans l’ombre pour faire la lumière ! C’est sa position de mendiant, de moins que rien, qui lui a permis d’accomplir de grandes choses… Cela rejoint le principe taoïste (ou confucéen ou socratique « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais pas ») d’humilité : « [...] parmi les êtres, les uns s’augmentent en se diminuant ; les autres se diminuent en s’augmentant » (42) Bien sûr que le sage est sage mais il le montre d’autant moins que sa sagesse lui dicte la prudence. En effet, « Celui qui se dresse sur ses pieds ne peut se tenir droit » (24) ou encore « Celui qui excelle à employer les hommes se met au-dessous d’eux. » (68), ce qui rejoint Lie Zi : « Qui cache qu’il est sage gagne le cœur des humains » (p.125) |
– Mais pourquoi faites-vous donc cela ? – Il y a plusieurs raisons, mais la principale est que cela me permet de faire passer des messages. – Comme avec moi ou avec la personne de ce matin ? – Exactement. Quoi de mieux qu’un mendiant pour parler de générosité ? Si je t’en parle confortablement installé dans un fauteuil, un cigare et un cognac à la main, comment pourras-tu m’accorder quelque crédibilité ? Tu rigoleras intérieurement et tu te diras : « Il est bien gentil de prôner la générosité, mais il ferait mieux de commencer par ses affaires ! » Et comment t’aurais-je convaincu de m’écouter ? Jamais tu ne te serais penché vers moi ! Nous sommes pleins de préjugés : un riche est forcément immoral et un pauvre forcément stupide. J’ai créé un personnage hybride qui attire par la compassion et retient par l’intelligence. On m’écoute parce que je ne suis pas menaçant et néanmoins intéressant. Du moins, c’est ce que j’espère…
Une nouvelle traduction moderne et politiquement incorrecte du Daode Jing de Lao Zi:
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