L e  M e n d i a n t
e t  l e  M i l l i a r d a i r e

    

C'est l'histoire de quelques idées...


Cela fait un moment que nous discutons avec le mendiant mais nous n’avons pas encore parlé de son fidèle partenaire d’infortune : Sagesse, sa chienne labrador. La présence du chien au côté du Mendiant philosophe est-elle un hasard ? D’un point de vue pratique, le chien préserve certes le mendiant d’être embarqué de force par les autorités, mais il y a plus fondamental.

Grâce au chien, le mendiant acquiert tout d’abord la dimension indubitable de maître. Maître de son chien mais aussi maître de son destin... et de ses interlocuteurs. Le mendiant est en effet passé maître dans l’art de la conversation au point qu’une relation de maître à disciple se met en place. Jean-Jacques a même le sentiment à un moment de se retrouver dans la posture du chien : « Après les conseils, la laisse… J’ai l’air malin comme ça à les suivre… Pourvu que je ne rencontre personne… »

Mais c’est surtout le point de vue philosophique qui nous intéresse ici. Suivons donc le chien jusqu’à la Grèce antique… à la rencontre des philosophes cynique.
 


Diogène et la philosophie du chien

Si le mendiant philosophe peut suggérer la figure du sage taoïste, il se reconnaît aussi en Diogène, le philosophe à la lanterne qui se proclamait « chien », vivait dans une vaste amphore et, alors qu’il se trouvait à vendre parmi les esclaves, interpellait les badauds par un « quelqu’un veut-il se procurer un maître ? »

Contemporain de Platon qu’il méprisait, Diogène était connu et redouté pour ses frasques, qui allaient de la masturbation en public à l’ironie mordante vis à vis des « puissants ». A l’empereur Alexandre qui aurait « voulu être Diogène » et qui l’aborda un jour par un « Demande-moi ce que tu veux… », il répliqua simplement : « Ote-toi de mon soleil »

Lorsque Alexandre lui demanda pourquoi on l’appelait Chien, il répondit : « Je caresse en remuant la queue ceux qui me donnent quelque chose, j’aboie contre ceux qui ne me donnent rien et je mords les mécréants » Comme le précise Michel Onfray dans son livre « Cynismes » : « La morsure était pratiquée par lui à des fins pédagogiques : elle visait plus de sagesse et plus de vertu. » (p33)

Selon Diogène, les bêtes sont plus heureuses que les hommes. Comme le rappelle Onfray, Nietzsche les aimera aussi pour leur simplicité et leur contentement du simple, ce qui rejoint la conception du Mendiant :
 

– Vous avez appelé votre chienne Sagesse ?
– Les chiens se contentent de peu, vivent dans l’instant présent et témoignent de l’affection aux personnes qui les entourent. Si ce n’est pas de la sagesse, avoue que cela y ressemble…
– Oui, mais ils obéissent à leurs instincts et n’ont pas conscience de faire le bien…
– C’est moi qui l’appelle Sagesse, ce n’est pas elle qui se croit sage ! Bien sûr que les animaux ne pensent pas comme nous et, dans un sens, heureusement pour eux ! Tu imagines un chien qui, avant de sortir, se demanderait s’il va pleuvoir, s’il est assez séduisant pour attirer les femelles et s’il ne risque pas de se casser une patte ? Il sort, c’est tout et il est content de sortir. Et quand il rentre, il est content de rentrer. Il prend la vie comme elle vient et ne se lamente pas sur son sort. Bon, il faut que tu y ailles et il faut que j’y aille.
 

Du point de vue de la liberté sans concession de Diogène, notre Mendiant est finalement bien « sage ». Pas de provocation ou de goût pour la subversion chez lui. Il ne pouvait pas prendre le risque d’être embarqué pour atteinte à la pudeur ou à l’ordre public…

Reste tout de même la « provocation » de revêtir le manteau du mendiant, de faire le choix du dépouillement afin de se concentrer sur l’essentiel. Michel Onfray : « Il s’agit de démontrer la haute probabilité vertueuse du clochard… Contre la figure du sage hiératique et quelque peu infatué, le cynique propose le philosophe vagabond […] Ne rien avoir invite à mieux percevoir en quoi consiste l’être. » (p53)

« La pauvreté est une vertu dans l’économie cynique : elle permet d’accéder plus rapidement au détachement nécessaire au philosophe […] L’avoir est toujours une entrave quant à l’être […] La véritable richesse est l’autosuffisance, car on ne possède pas la richesse puisque c’est elle qui nous possède. » (p138) « N’a-t-il donc pas honte de posséder tant de chose et de ne pas se posséder lui-même ? » déclara ainsi Diogène lorsqu’il vit Anaximène déménager sous ses yeux…
 

– Un pauvre type ?
– Vous savez, un mendiant. C’est fou ce qu’il y en a en ville ! Celui-là était un peu spécial, remarquez : il ne m’a rien demandé. Il a même refusé lorsque j’ai voulu lui donner quelque chose.
– C’est curieux en effet.
– Le plus amusant, c’est qu’il ne semblait pas du tout honteux de son sort. Il s’en vantait même : il m’a affirmé qu’il propageait la générosité.
– Vous voulez dire qu’il était content de sa situation ? C’est incroyable : tant de personnes fortunées en mal-être et ce mendiant qui est heureux de ne rien posséder… Cela fait réfléchir, non ?
– Je crois que ce type n’avait plus toute sa tête. J’ai toujours trouvé naïve la rengaine de l’argent et du bonheur. De l’argent, il en faut bien pour manger et se vêtir, non ?
– Vous avez raison. D’un autre côté, qu’est-ce que l’argent au regard de la santé, de l’amour, de l’amitié, de l’estime de soi ?
 

Michel Onfray regrette que la philosophie ait « perdu le sens de la rue et de l’interrogation commune » : « Les cyniques apprennent à vivre, à penser, à exister, à agir […] Avec eux, on découvrirait une alternative à l’esprit de lourdeur […] le cynique est un insolent pour lequel la philosophie est un contrepoison à la perpétuelle arrogance des médiocres. » (p151-152) « L’enseignement cynique se refuse à pratiquer, comme Platon ou Aristote, un enseignement ésotérique réservé à des spécialistes, des initiés […] » (p88)

Pour Cioran ou Onfray, le philosophe est celui qui « dans la simplicité, voire le dénuement, met de la pensée dans sa vie et sa vie dans sa pensée. » (p53) Il se rapproche en cela du sage bouddhiste décrit par Matthieu Ricard dans « Le Moine et le philosophe » : « J’avais l’impression de voir des êtres qui étaient l’image même de ce qu’ils enseignaient » (p22), ce à quoi son père le philosophe Jean-François Revel précise : « Pour le philosophe de l’Antiquité, la philosophie […] était une manière d’être. » (p23)
 

– Vous n’avez pas toujours été mendiant, n’est-ce pas ?
– Naît-on mendiant ? Ou médecin ? Ou avocat ? Des gènes prédisposent-ils à être chef d’entreprise ou ouvrier ? Évidemment que je n’ai pas toujours été mendiant. Mais, de toutes mes expériences, je dois dire que c’est l’activité qui me donne le plus de satisfaction, le plus de bien-être aussi…
– Vous vous y connaissez donc en bien-être ?
– Si la connaissance vient de la pratique alors, oui, je m’y connais un peu. Mais c’est la théorie qui semble surtout être valorisée de nos jours. Les gens lisent des livres mais oublient de mettre en pratique ce qu’ils ont lu… N’est-il pas vrai ?

[…]

– Je suis arrivé à un niveau où je me contente de ce que j’ai. Dans ma jeunesse, je rêvais de vivre dans une luxueuse maison, d’avoir une belle voiture, une famille aimante… Le rêve classique de la jeunesse en fait. Tout cela, je l’ai réalisé vers la trentaine. Et puis ma femme est décédée et j’ai pris conscience que tout dans la vie était impermanent et que mes expériences seraient toujours plus belles que mes fortunes. J’ai vendu ma maison et démissionné de mon travail.
– Mais pourquoi avoir choisi ce métier de majordome ?
– « Ich dien. »
– Pardon ?
– « Ich dien : je sers. » C’était la devise du Prince de Galles. Quelle plus belle manière d’être utile que de servir ?

 

La mendicité comme école de bien-être ? « L’Antiquité avait ce souci de faire de la philosophie une discipline de l’immanence […] Avec Athènes, et peut-être plus encore Rome, la philosophie se propose le mieux-vivre, le bien-être, la qualité de l’existence […] Diogène a la volonté de promouvoir une vie bienheureuse, et il dit comment il faut s’y prendre : « Le but et la fin que se propose la philosophie cynique, comme d’ailleurs toute philosophie, est le bonheur. Or ce bonheur consiste à vivre conformément à la nature, et non selon les opinions de la foule. » Démonax ira plus loin en disant que seul l’homme libre est capable de bonheur. » (p54-55)
 

– Je croyais que nous étions responsables de nos choix ?
– Bien sûr, mais seuls ceux qui prennent conscience de leur liberté accèdent à ce choix. Trop d’hommes vivent dans l’illusion du déterminisme. Personne ne leur a appris qu’ils pouvaient dépasser leurs conditionnements. « En tant qu’animal, l’homme est violent, mais, en tant qu’Esprit, il est non-violent », disait Gandhi. La violence peut sembler légitime dans le sens où le système traite souvent l’homme comme du bétail, mais ce n’est pas avec la loi du talion que nous sortirons de l’engrenage. La solution réside dans l’amour, naturellement présent au cœur de notre humanité. Il n’est pas question d’aimer béatement tout le monde, mais il devrait être possible de les traiter avec une bienveillance de principe. « Blâme le péché et non le pécheur », dit le précepte.
– Facile à dire !
– J’en conviens. Mais n’est-ce pas la meilleure voie pour nous sentir mieux ? Peut-il y avoir cicatrisation sans pardon ? Une vie sera peut-être dure avec des cicatrices, mais elle s’infectera inévitablement avec des plaies. À nous de faire en sorte que notre regard soit le plus lumineux possible et retrouvons le goût de la liberté au grand air : être homme, ce n’est pas être constant ou parfait, mais libre et conscient de l’être. Eh oui, mon garçon, en dépit des influences extérieures, nous sommes libres de refuser la haine et la violence !
 

« Le bovarysme est comme une loi du réel : universellement partagé, il déclenche la colère de Diogène et sa cruauté […] car « la vérité est amère et désagréable aux gens sans esprit, tandis que la fausseté leur est douce et agréable. C’est tout comme les malades : la lumière leur blesse les yeux, tandis qu’ils aiment les ténèbres qui les empêchent de voir et ne leur causent aucun trouble » (p55)

Une fois n’est pas coutume, Diogène trouve en accord avec Platon et son allégorie de la caverne, développée au livre VII de La République : nous vivons dans un monde confortable fait d’apparences et d’illusions. En sortir requiert un effort et ne sera pas sans douleur.

« Les hommes sont malades de ne pas savoir vivre libres, de ne pas connaître les délices de l’autonomie, de l’autosuffisance et de la pleine disposition de soi-même. La grande santé, dirait Nietzsche. Les symptômes sont évidents : goûts pour le frivole, la légèreté, l’argent, le pouvoir, les honneurs, mesquinerie, étroitesse des projets, conformisme ou sacrifice aux idéaux séculaires – travail, famille, patrie […] Diogène déteste par-dessus tout les hommes qui s’abandonnent « au hasard et au sort, dans la plus pure des passivités » (p65-66)

 

– Il y a quand même des cas où l’on n’y est pour rien, protesta Jean-Jacques sur la défensive.
– Mais bien sûr ! Connaissez-vous une meilleure excuse que de croire que nous sommes victimes, que les astres ou les dieux nous sont défavorables ? Regardez ce qui se passe en Inde : des millions de personnes sont considérées comme intouchables, comme des parias, sous prétexte qu’elles auraient fauté dans une vie antérieure.
– Cela leur permet de ne pas trop s’apitoyer sur leur sort…
– Cela permet surtout aux castes supérieures de continuer à bénéficier de leurs privilèges en toute impunité. Les superstitions sont encouragées car elles favorisent la docilité mais, en vérité, nous sommes nés sous le signe du berger, pas du mouton ! Évidemment, cette donnée se heurte au leitmotiv du système : vivre avec insouciance au jour le jour. Nous voulons tout, tout de suite, ne supportons plus d’attendre et sommes prêts à hypothéquer notre futur pour quelques instants de consommation compulsive ou de gloire éphémère…
 

Le cynisme est donc aussi l’éloge de la différence. Le cynique est naturellement original par rapport aux normes et à la multitude. Il a pour maxime de « n’être l’esclave de rien ni de personne dans le petit univers où il trouve sa place » (p26) et il s’efforce de faire le contraire de ce que les autres font dans l’existence. Il s’agit, pour le philosophe cynique d’ « Être à soi-même sa propre norme » (p56), de « construire sa singularité comme une œuvre d’art sans duplication » (p60), d’être une « âme forte » (Diogène) ou une « loi vivante » (Antisthène). Cela nécessite évidemment courage et efforts.

« La quête de la maîtrise est moins une spécificité stoïcienne qu’un signe distinctif du sage antique. Le bonheur est au prix d’un rapport harmonieux du philosophe au monde. « C’est l’entraînement qui est capable de tout surmonter […] c’est par leur bêtise même que les hommes se rendent malheureux » disait Diogène (p.50-51). « Les cyniques aimaient prendre modèle sur les ouvriers, les artisans, les musiciens pour montrer comment on accède à la pleine disposition de son art après des années de persévérance, d’habitudes, de travail et d’opiniâtreté. » (p51) On se rapproche ici d’Alain.
 

– Quel intérêt de vivre sans prendre le temps de vivre ? Dans quelle direction allez-vous, jeune homme, et surtout, pourquoi y courez-vous ?
– J’imagine que j’agis par mimétisme. Tout va tellement vite ! Un proverbe japonais dit qu’il est impossible de rester immobile dans le monde des hommes…
– D’accord, mais pourquoi courir tous dans le même sens ? Pourquoi fréquenter toujours les mêmes rayons ?

[…]

– Votre fortune vous a préservé de l’effort alors que la joie de vivre vient généralement de la satisfaction d’accomplir quelque chose. Le pauvre manque d’or mais le riche manque parfois de plomb : une base de plomb pour donner du poids et de la substance à sa vie.
– À vous entendre, je mènerais une vie superficielle ?
– Il vous manque en effet un peu de profondeur : vous avez une baignoire en marbre blanc, mais vous êtes incapable de faire couler l’eau de votre bain…

[…]

– Tu as raison, admit le mendiant. Avant de faire la leçon aux jeunes, ce sont nos vies qu’il conviendrait de réformer. Nous devrions leur offrir une autre perspective sur le monde.
– C’est-à-dire ?
– Un monde différent et ouvert. Différent de celui qu’ils voient à la télévision et ouvert sur d’autres valeurs que celles de l’argent, des paillettes ou de la jet-set.

 


Devant des propos aussi subversifs, il n’est pas étonnant que les cyniques aient été expurgés des cours de philosophie. Le cynique est un « bouffon qui s’accorde le privilège de dire la vérité au prince quand personne ne l’ose » (p128), « l’incarnation du contre-pouvoir que les philosophes ne devraient jamais cesser d’exercer. » (p130) En effet, « la seule issue pour un philosophe consiste à être la mauvaise conscience de son temps, de son époque, donc de son monarque, quel qu’il soit. » (p131) S’en prendre au système est donc bien dans la logique philosophique…

« Le cynique se moque de la consommation qui légitime l’esclavage contemporain » (p137) Il a choisi « la qualité et la vie » là où la multitude vise « la quantité et l’argent » (p138). « Le comportement cynique rend inutile la logique marchande, met à mal le commerce et invite à limiter la circulation des richesses » (p36), ce qui rejoint, entre autre, le matérialisme d’Epicure. Et c’est sans doute là, davantage que dans toutes ses autres provocations, que le cynique dérange vraiment…
 

– Et où en est votre projet de remettre en cause le système ?
– Tu as dû constater une recrudescence des livres et des articles sur le bien-être et les scandales industriels : la chimie omniprésente , les cosmétiques nocifs pour la peau , les médicaments aux effets secondaires catastrophiques, la malbouffe, les pseudo plans sociaux pour satisfaire la cupidité des actionnaires, les hypermarchés qui cassent les prix et les emplois …
– C’est vous qui êtes derrière tout ça ?

[…]

– Si je vous comprends bien, nous serions donc les victimes d’un gigantesque complot ?
– Ce serait trop beau et trop facile de rejeter ainsi la responsabilité sur les autres ! Le système est plutôt comme la pollution dont parle Hubert Reeves : non pas un gros problème mais six milliards de petits problèmes ! Évidemment, il ne sert pas à grand-chose de s’y attaquer frontalement. Suivant le principe de l’aïkido, il conviendrait plutôt d’utiliser son énergie afin de l’orienter dans une direction plus positive. Et l’énergie du système, c’est l’argent. C’est par l’argent que nous pouvons vaincre !
– Je serais bien curieux d’apprendre comment.
– Ça, c’est justement l’objet du livre…
 


« De nouveaux cyniques sont urgents : à eux reviendrait la tâche d’arracher les masques, de dénoncer les supercheries, de détruire les mythologies et de faire voler en éclat les bovarysmes générés puis entretenus par la société. »  
(Michel Onfray, Cynismes, p. 26)

 

 

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