L e  M e n d i a n t
e t  l e  M i l l i a r d a i r e

    

C'est l'histoire de quelques idées...


« Plus vite, plus haut, plus fort » entendons-nous lors des jeux olympiques. « Plus belle, plus mince, plus émancipée ! » clament les magazines féminins. « Plus musclé, plus viril, plus macho » renchérissent les magazines masculins. « Plus travailleurs, plus performants, plus rentables » exhortent les entreprises… « Plus ambitieux, plus intelligents, plus riches » promettent les ouvrages de développement personnel d’inspiration américaine. « Plus heureux, plus aimants, plus sereins » annoncent ceux d’inspirations spirituelles…Ce que nous sommes ne suffirait donc plus ? Aujourd’hui, pour réussir, il convient d’être plus humain qu’humain, à l’instar de cette lessive qui, hier, promettait de laver plus blanc que blanc. Mais d’où cette tyrannie du  « plus » provient-elle ? Pourquoi et pour qui entreprenons-nous tout cela ? Deuxièmement, est-ce efficace ? N’y a-t-il pas un risque avec le « plus humain » de ne plus être humain ? C’est à partir de ces questions que j'ai décidé, après un premier livre de développement personnel intitulé « l’Alchimie du Succès », de me réorienter, dix ans plus tard, vers le bien-être et le contentement, créneau sur lequel le Mendiant pourrait faire figure de symbole. C’est sur cette voie de la remise en cause du développement « agressif» que je suis tombé sur Pascal Bruckner…
 

Pascal Bruckner et la tyrannie du développement:

Contradicteur postume d'Alain, Bruckner offre avec "L’Euphorie perpétuelle", une dénonciation jubilatoire de la tyrannie du bonheur et de la performance qui rend les gens « malheureux de ne pas être heureux » (p.86)

« C’est une morale de battants qui investit la vie quotidienne et laisse derrière elle de nombreux battus et abattus [...] il ne suffit pas d’être riche, encore faut-il avoir l’air en forme.» (p.68)

Au bonheur volontariste d’Alain, Bruckner répond : « J’aime trop la vie pour ne vouloir être qu’heureux » (p.19) La problématique n’est évidemment pas d’être heureux mais de vouloir être avant tout heureux, au point que la souffrance et le mal ne deviennent synonymes d’échecs humains : « Au lieu d’admettre que le bonheur est un art de l’indirect qui n’arrive ou n’arrive pas à travers des buts secondaires, on nous le propose comme un objectif immédiatement accessible, recettes à l’appui. » (p.69)

Ce sont aussi les constatations de Sénèque : « Tandis qu’on attend de vivre, la vie passe » ou de Pascal : « Nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais ». C’est aussi ce que rappelle le mendiant à Samuel, lecteur assidu d’ouvrages de développement personnel :
 


– Vous vous méfiez donc des techniques ?
– Disons plutôt que je les remets à leur juste place. Les techniques sont comme du terreau : elles permettent de limiter les imprévus et offrent un terrain propice à une dynamique positive. Le jardinier, c’est l’homme : il préfère le terreau à la terre brute car il souhaite de plus belles fleurs. Mais cela ne suffit pas. Il manque encore les conditions extérieures : du soleil et de l’eau en bonne quantité. Lorsque les circonstances sont favorables, la fleur pousse et le jardinier épicurien est heureux. Dans le cas contraire, le jardinier aura beau se répéter : « C’est une bonne terre, c’est une bonne terre ! », cela ne changera rien. Et si une fois les fleurs écloses, il se dit : « Comme je suis heureux, comme je suis heureux ! », qu’il prenne garde : la beauté est éphémère et les fleurs se faneront bientôt. Il ferait mieux de jouir de son jardin hic et nunc sans trop se poser de questions et laisser à la nature la place qui lui revient.
– Le bonheur serait donc dans le lâcher-prise ?
– Le bonheur n’est nulle part. Il est ainsi partout ! C’est une énergie qui circule au gré des circonstances. S’il est préférable d’être toujours prêt à l’accueillir, il serait vain de vouloir le contrôler. Si au moment d’embrasser une fille tu t’interroges : « Voyons un peu comment je suis heureux… », tu limiteras nécessairement ton expérience immédiate du bonheur. Ta réflexion te détournera du bonheur de l’action !
– Il convient donc de prendre les choses comme elles viennent ?
– Oui, mais à condition de mettre le maximum de chances de son côté en prenant le parti de l’action. Un homme qui se contente de lire des livres de jardinage sera-t-il jamais un jardinier ? Il sera certes moins affecté par les intempéries, mais il ne verra jamais aucune fleur s’épanouir. Se couper du monde afin de ne pas en subir les revers n’est pas une bonne stratégie : le bonheur requiert une prise de risque.
– Ah, ah, le bonheur a besoin de quelque chose maintenant ?
– Oui, mais d’une seule chose : il a besoin de la vie ! Il faut vivre pour être heureux !
– Et non pas être heureux pour vivre…
– C’est bien. Je vois que tu as compris. Ne passe donc pas trop de temps dans les livres ni dans la théorie, sois un bon vivant et tu seras un bienheureux !

 

Selon Bruckner, nous serions passés en un siècle « du bonheur comme droit au bonheur comme impératif » (p.64) De même, le développement personnel n’est-il pas devenu, au moins dans une certaine mesure, le développement du personnel, voire le dressage du personnel ? Il est évident que devenir « plus » va dans la logique consumériste d’un système économique et politique basé entièrement sur la croissance et la consommation…

Il y a un autre intérêt, pour la ou les sociétés, à mettre l’accent sur le développement personnel : détourner l’attention des vrais problèmes ! Votre patron est tyrannique ? Vous êtes stressé ? Mais non voyons, c’est vous qui interprétez les signaux de manière erronée ! Sous des aspects humanistes, la finalité du développement personnel serait-elle donc d’entériner l’état des choses ? Se changer afin de ne pas changer le monde ? Le double message: « cessez de vous plaindre, prenez-vous en charge » et « travaillez, enrichissez-vous », laisse en effet peu de place pour la réflexion du monde et l’action contestataire. Tout occupé à sa « gonflette narcissique », l’homme deviendrait individualiste et égoïste. Au mieux, il deviendra un acteur du système. Au pire, un incapable conscient de sa médiocrité, trop complexé pour oser hausser le ton et tout juste bon à multiplier les lectures ou les consultations. Rien n’est plus rentable que l’insatisfaction…

Au contraire, le mendiant, antithèse du superman, invite à s’accepter dans son « entièreté ». Il a compris que les défauts et le malheur font aussi partie de notre patrimoine, comme une « ombre portée » (p.53) « Mais surtout il faut des journées nulles dans la vie, il faut préserver à toute force les densités inégales de l’existence, ne serait-ce que pour bénéficier de l’agrément du contraste » (p.142)
 


[...] La discussion venait de prendre une tournure désagréable. Jean-Jacques, agenouillé pour mieux discuter, s’était subitement redressé. Il envisageait d’en rester là. Ce mendiant avait peut-être raison, mais ce n’était qu’un mendiant et il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin. Il n’était pas venu pour une leçon de morale. Peur de lui-même ? Pourquoi diable aurait-il peur de lui-même ?

Le mendiant nota l’agacement de Jean-Jacques et enchaîna :
– J’accepte tes excuses et je les honore. Tu me sembles avoir un bon potentiel d’épanouissement car tu t’excuses rapidement. C’est bon signe. J’espère seulement que tu arrives aussi à te pardonner.
– Que voulez-vous dire ?
– Faire des excuses à autrui est chose fort simple. Le véritable challenge consiste à accepter ses propres erreurs. Ne ressens-tu pas de la colère envers toi-même pour m’avoir dit ce que tu m’as dit ?
– Colère, non, mais je me suis traité d’imbécile lorsque j’ai réalisé que j’avais dit une bêtise. Et je n’ai pas apprécié de devoir m’excuser. J’avais l’impression que cela me rabaissait…
– Oui, c’est cela le problème. Nous aimons nous considérer comme parfaits et nous admettons difficilement nos erreurs. Pourtant, nous avons tous au fond de nous la connaissance de notre imperfection. Pourquoi dès lors refuser notre nature ? La compassion, avant de servir les autres, devrait être tournée vers soi : « Je ne suis pas un dieu mais un homme. Merci pour ces erreurs qui révèlent mon humanité. » Ainsi, nous éviterions de rajouter de l’huile sur le feu ; nous cesserions de nous morfondre sur ce qui est normal puisque naturel.
– Soit, mais si je me pardonne sans cesse mes erreurs, je cours le risque de ne jamais progresser, protesta Jean-Jacques.
– Accepter ses erreurs, ce n’est pas s’en contenter. Tu t’imagines aussi pleurnichard qu’à ta naissance ? L’homme ne cesse jamais de s’accomplir. Cela aussi fait partie de sa nature. Il faut grimper pour jouir d’un panorama. [...]
 


Sans directement le citer, Bruckner se livre aussi à une attaque virulente du système, système qui aime le peuple « victime ou révolté, jamais heureux » (p.146) : « Puisque le peuple est grossier, il faut le montrer petit dans ses ambitions, risibles dans ses loisirs, mesquin dans ses rêves » (p147)  Il cite aussi le révolutionnaire Lassalle : « Le peuple ne sait pas qu’il est malheureux, nous allons le lui apprendre. » (p.147)

D’où peut-être les messages des médias, comme le constate la bibliothécaire, dans une version précédente :
 

– […] Nous travaillons trois fois moins, avons plus d’argent, plus de nourriture, plus d’hygiène, plus de loisirs, plus de paix et pourtant, nous sommes stressés comme jamais !
– Comment l’expliquez vous ?
– Il y a évidemment l’influence des médias qui, au lieu de nous informer objectivement, nous frustrent et nous font peur avec, d’un côté, les paillettes et un luxe que nous ne pourrons jamais nous offrir et, de l’autre, des images d’horreur et de violence. Qui, après avoir regardé les informations, souhaiterait être un petit Africain ? Qui, après un spectacle, ne désirerait pas devenir plus riche ou plus célèbre ? La télévision commerciale nourrit et se nourrit du système. Elle revendique de vendre du « temps de cerveau humain disponible » [expression « un peu caricaturale » de Patrick LeLay, PDG de TF1 ] et nous pousse à une consommation béate. Evidemment, une telle superficialité ne peut à la longue que nous nuire : l’homme a naturellement besoin de sens.
– C'est-à-dire ?
– C'est-à-dire qu’il doit comprendre ce qu’il fait ! Or, trop souvent, nous ne savons plus pourquoi nous nous levons le matin : est-ce pour vivre ou uniquement consommer ? Suis-je libre ou bien manipulé ? Si nous souhaitons préserver notre espèce et notre planète, il faudra bien que le libéralisme humain se substitue un jour au libéralisme économique : les hommes ne peuvent éternellement dépendre d’un système !

(Version antérieure non retenue)
 


Que faire ? Se révolter ? Bruckner analyse aussi comment la critique de la société de consommation, notamment durant mai 68, a aboutit au triomphe du consumérisme : « L’intention était libertaire, le résultat fut publicitaire : on a moins libéré la libido que notre appétit d’achat sans limites […] »  (p66) « Le slogan « Vivre sans temps mort et jouir sans entraves » est devenu celui de la marchandise et de l’information qui circulent 24 heures sur 24 »

C’est aussi le constat de la bibliothécaire :
 

– Je pourrais aussi me révolter…
– Contre un système auquel je rêve de participer ? Les malheureux sont les plus ardents défenseurs de la société de consommation parce qu’ils y voient une solution à leurs problèmes. C’est pour cela que Freud disait préférer soigner les riches : eux au moins avaient dépassé la problématique de l’argent et du bonheur ! Vous savez jeune homme, le lien entre la baisse du moral des ménages et la baisse de la consommation a beau être seriné par les économistes, la relation est véritablement inverse : c’est lorsque nous sommes heureux que nous consommons le moins. A quoi me serviraient des gadgets si j’ai déjà l’essentiel ?
– Si je vous comprends bien, nous serions donc les victimes d’un gigantesque complot ?
– Ce serait trop beau. Et trop facile pour rejeter ainsi la responsabilité sur les autres. Le système est plutôt comme la pollution dont parle Hubert Reeves : non pas un gros problème mais six milliards de petits problèmes ! Evidemment, il ne sert pas à grand-chose de s’y attaquer frontalement. Comme avec l’aïkido, il conviendrait plutôt d’utiliser son énergie afin de l’orienter dans une direction plus positive. Et l’énergie du système, c’est l’argent. C’est par l’argent que nous pouvons vaincre !
– Je serais bien curieux d’apprendre comment.
– Ça, c’est justement l’objet du livre…

(Version antérieure légèrement modifiée)

 

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