Matraquage
La campagne
publicitaire ne connut pas de crescendo : elle fut massive dès le
départ et, à la fin de la quinzaine, il fallait avoir joué à
l’ermite pour ne pas avoir entendu parler du produit.
L’agence de pub avait
bâti un plan marketing aussi rigoureux qu’efficace, à la mesure des
énormes moyens mis à sa disposition. Il comportait trois étapes.
Tout d’abord, intriguer. Des messages passèrent
en boucle à la radio sur le thème de la nouveauté
quasi-révolutionnaire : « Le produit que vous attendiez tous ! »,
« Le must des stars outre-atlantique ! », « Un goût et une
vitalité uniques », « La révolution des habitudes
alimentaires »,…
Au même moment, les publicitaires quadrillèrent
Internet et ses forums afin d’y répandre quelques rumeurs savamment
dosées. Untel revenait des Etats-Unis où il avait assisté à des
scènes de quasi émeutes... Une autre – nutritionniste – se croyait
autorisée à dire tout le bien qu’elle avait
ouï dire du produit... Un troisième
avait participé à l’ébauche de la campagne…
Sans jamais dire précisément de quoi il
s’agissait, ces témoignages "spontanés" réussirent à créer le
buzz et, à en croire la société importatrice, permirent de
dépasser le million de téléchargements
de la « vidéo pirate » mise opportunément en ligne en fin de
première semaine : la publicité américaine pour une boisson rouge
sang… dans laquelle apparaissait Madonna !
Deuxième étape :
occuper le terrain ! 6 435 panneaux de 8 ou 12m² répartis sur 136
agglomérations dévoilèrent en même temps les mensurations d’une
boisson « au goût indescriptible », « aux vertus
détonantes ! », et à la « fraîcheur mythique ». Aperçu
en moyenne 18 fois sur la semaine par 25 millions de prospects,le nom de la boisson – Herbobio – et son slogan « c’est bobio la
vie ! » se frayèrent sans difficulté un chemin dans
l’inconscient collectif.
Mais pour ne rien
laisser au hasard, des camions Mobil'Pub s’incrustèrent dans les
mouvements de population avec notamment pour consigne de faire la
sortie des écoles : les enfants étaient d’excellents
prescripteurs et les embouteillages pollués offraient le cadre idéal
pour véhiculer la promesse d’une « soif meilleure »…
Le design était aguichant : toute
en rondeur, la canette en aluminium réussissait à évoquer sans
aucune vulgarité une ravissante silhouette féminine. Le packaging
était tout aussi tendance : un habile mélange de noir et de
paillettes avec une pointe de blanc ou de couleur… selon la version
du breuvage !
Les explications
furent données en presse magazine : chaque couleur répondait à un
besoin spécifique. Herbobio Blanc, « enrichi en calcium :
l’équivalent d’un verre de lait ! », s’adressait aux enfants en
croissance et aux personnes âgées de plus de 50 ans. Herbobio Violet
« à base de vitamines B, d’omégas 3 et d’antioxydants »
promettait d’améliorer la mémoire et de lutter contre la maladie
d’Alzheimer.
Herbobio Rose entendait « sublimer la peau de l’intérieur »
et s’adressait aux femmes, de même que Herbobio Jaune, version light
à base de fruits et légumes « aux vertus amincissantes pour les
femmes fraîches qui assurent ! »
Herbobio Noir était suffisamment riche en caféine et plantes
aphrodisiaques pour « accompagner les hommes qui en ont jusqu’au
bout de la nuit. ». « Mais en avez-vous ? » interrogeait
la publicité.
Herbobio Bleu se vantait de « réguler le stress » et de
favoriser « un sommeil réparateur ». Herbobio Vert, « 100%
bio et naturel », arborait fièrement le logo AB. Quant à Herbobio Rouge, il s’agissait de la version standard du produit, à
base d’extraits de plantes. Sa consommation régulière promettait de
« doper le système immunitaire et favoriser la bonne santé ».
Rien que ça !
Dernière étape : faire mousser ! Les rumeurs reprirent de plus belle
sur Internet. Selon des « sources bien informées », il existait une
version argentée aux vertus rajeunissantes, destinée aux vedettes et
coûtant près d’une centaine d’euros la bouteille…
Nuls ragots du côté des experts mis à contribution mais de savants
commentaires sur ces « boissons alternatives très intéressantes
lorsque l’on ne souhaitait pas passer pour un 'rabat-joie' et boire
de l’eau. »
Tout juste émettaient-ils quelques réserves pour Herbobio Noir, une
boisson « à consommer avec une extrême modération du fait de ses
composants surpuissants.»
Exactement ce qu’il fallait dire pour que les ados se jettent
dessus…
|
Thierry & Franck
« Qu’est-ce que c’est
encore que cette saloperie » se demanda Thierry.
C’est sur le périphérique, en se rendant à son travail, qu’il avait
découvert l’existence d’Herbobio. « Pas de doute, ils ont sorti
l’artillerie lourde, se dit-il à la vue du second panneau, ça doit
vraiment être dégueulasse… »
Thierry était cadre supérieur dans l’industrie agro-alimentaire,
plus précisément en charge du marché des soupes en sachets. Autant
dire qu’il connaissait par cœur les rouages du système et la manière
de faire passer des vessies lyophilisées pour de splendides
lanternes. De ce point de vue, le matraquage médiatique était
toujours – et de loin – la meilleure méthode… pour autant qu’on
puisse se le payer!
Car seuls quelques groupes avaient au final les moyens de leurs
ambitions démesurées. Une dizaines de firmes contrôlaient la
quasi-totalité des marques connues du grand public et entretenaient
la flamme à coups de centaines de millions d’euros d’investissements
publicitaires. Herbobio devait appartenir à l’une d’entre elles.
– Salut Thierry!, lança Franck dès que ce dernier eut passé le
dernier contrôle de sécurité, tu as vu la dernière campagne de
décervelage des ménagères ? Ça en jette, hein !
– Tu veux parler de Herbo machin ? Franchement, le type qui leur a
fourgué leur slogan doit être un as de la persuasion ! Y en a marre
de ces pubs qui prennent les gens pour des cons ! (1) « C’est
bobio la vie ! » Moi j’aurais opté pour « un peu plus de sucre
dans votre vie de merde ! » Ça aurait eu le mérite de l’honnêteté!
– Vade retro Satanas ! rétorqua Franck en se signant. N’oublie pas
que tu as fait vœux de laisser ton éthique au vestiaire…
– Oui, je sais et j’ai signé le contrat avec mon sang, ajouta
Thierry en rigolant. N’empêche que j’en ai ma claque de courir à
côté de concurrents aussi dénués de scrupules. Ça m’oblige à être
aussi retord qu’eux !
– D’accord mais imagine un instant le bordel si nos concurrents se
mettaient à élaborer des produits de qualité… On ferait quoi, nous,
pour rester à niveau ?
– Et pourquoi pas la même chose ? Si le produit est bon, il aura
moins besoin de marketing et les économies réalisées permettront de
compenser le surcoût des matières premières… (2)
– Toi, tu as encore abusé de tes soupes, plaisanta Franck. Ton
raisonnement est formidable mais tu oublies que les hypers préfèrent
des produits à longue durée de conservation et que nous dépendons de
la pub pour exister. Sans pub, le consommateur ne nous réclamerait
pas en rayon et nous serions à la merci des centrales d’achat comme
ces pauvres PME.(3) Crois-moi, l’enfumage de la qualité sera
toujours la plus rentable!
– Mais pour combien de temps encore ? Les scandales se multiplient
et les consommateurs deviennent de plus en plus méfiants…
– Pour le moment, je constate qu’ils se précipitent surtout vers les
hard discounts afin d’économiser encore trois euros six sous sur
leur budget malbouffe.(4) Tant que le pouvoir d’achat est en berne,
nous sommes tranquilles et c’est bien pour cela que les patrons
n’augmentent pas les salaires !
– Approchez mesdames et messieurs pour le grand numéro de cynisme !
Tu as peut-être raison, Franck, mais en attendant, ce n’est pas dans
les hard discounts qu’ils trouveront mes soupes !
– Voilà pourquoi elles continuent à être perçues comme du haut de
gamme! Rien à foutre que les gens se fournissent en premiers prix.
C’est s’ils commencent à se tourner vers la bio ou les petits
marchés qu’il y aura danger et c’est sans doute pour cela que les
gros groupes commencent à racheter les petites sociétés bio : pour
verrouiller le secteur !
– Tu sais que les OGM sont désormais autorisés dans les produits AB
? (5)
– Eh oui, c’est la dernière trouvaille du système pour troubler les
consommateurs et rendre la bio un peu moins « spéciale » : niveler
par le bas ! Tu manges bio, toi ?
– Pas vraiment, non. J’ai pris une fois une compote dans un
supermarché mais je n’ai pas été convaincu. C’était bien plus cher
et le sucre masquait complètement le goût des fruits. Je sais bien
que c’est parce qu’il n’y avait pas d’arômes dedans (6) mais, pour
le coup, mon bonhomme n’a pas voulu finir !
– On fait rarement une bonne affaire avec la bio des hypers... Quel
âge a ton fils déjà ?
– Six ans.
– Si jeune et déjà formaté par les saveurs magiques de la chimie !
Tu sais Thierry, tu n’es pas obligé de pousser ta conscience
professionnelle jusqu’à nourrir ta famille avec nos recettes…
– Bien sûr mais je me dis que ce n’est pas pire que ce qu’on leur
sert à la cantine.(7)
– Peut-être mais tu joues quand même avec le feu ! Tu connais comme
moi le pouvoir d’addiction de la chimie et c’est durant l’enfance
que les habitudes alimentaires se mettent en place… Fais gaffe avec
ton fils : pour la première fois dans l’histoire moderne, nos
enfants pourraient vivre moins longtemps que nous…
– Oui, j’ai lu ça quelque part… Mais l’alimentation n’est pas la
seule variable en cause ! Il y a aussi la pollution…
– Soit ! Reste que nos défenses immunitaires sont directement liées
à ce que nous ingérons. Tu te rends compte que l’on commence à
diagnostiquer des diabètes de type 2 chez des enfants !
– Ecoute, pour le moment, Jérémy va bien. Il est peut-être un peu
surexcité mais il n’est pas le seul et quand on voit ce que leur
propose la télévision, on comprend vite pourquoi…
– Tu parles de quoi là ? Des programmes ou bien des pubs que nous
faisons passer durant leurs émissions ? (8)
– Je pensais à la violence des programmes mais tu as raison pour les
pubs. Jérémy me demande parfois de sacrées cochonneries et quand je
lui demande où il veut aller au restaurant, tu sais ce qu’il me
répond ?
– Mac Dodu ? (9)
– Exactly! Comme quoi nous ne sommes pas les pires…
– Non, nous ne sommes pas les pires, concéda Franck, mais je
commence à trouver cette excuse de moins en moins pertinente… Tu
vois Thierry, on plaisante sur le sujet, mais j’ai l’impression que
c’est pour masquer un malaise croissant. Je me demande parfois si
nous ne sommes pas allés trop loin, si notre salaire justifie
réellement toutes ces bassesses…
– Comme te voilà sérieux tout à coup ! Allez, il est temps de
redevenir professionnel et de s’occuper de la concurrence! Alors, tu
as une idée pour contrer Herbobio, toi qui est expert en petites
bulles ?
– Secret défense, mon cher Thierry ! Non, en fait, je n’en sais
rien. Personne n’a encore pu goûter à la boisson et nous ne savons
même pas d’où ils sortent ! Nous sommes presque autant dans le flou
que les consommateurs faces à nos étiquettes, c’est te dire ! (10)
Comment lutter dans de telles conditions ? Tout ce que nous savons,
c’est qu’ils ont de gros moyens et que le design de la canette ne
laisse pas indifférent…
– La silhouette féminine… Simple mais efficace !
– La déclinaison en plusieurs versions pourrait aussi nous donner du
fil à retordre, continua Franck, c’est très malin !
– Heureusement que mes soupes n’ont rien à craindre, conclut
Thierry. Bon, allez, ce n’est pas encore cette fois que nous
referons le monde… Au boulot les rêveurs!
En quoi Thierry se trompait doublement…
Notes:
(1) «Chez Procter on a un
dicton : « Ne prenez pas les gens pour des cons, mais
n’oubliez jamais qu’ils le sont. » (Frédéric Beigbeder, 99
francs, Folio Poche, p.40)
(2) « Actuellement, avec
l’industrialisation, on fait de la cuisine avec seulement les
nutriments les plus rentables : le sucre, la graisse, le sel,
qui se conservent bien, ne valent rien sur le marché mondial et
sont d’accès facile. […] Ce qu’on mange contient de moins en
moins d’éléments protecteurs naturels […] d’où de nombreuses
pathologies » (Christian Boudan, Géopolitique du goût, La
guerre culinaire, PUF, 2008)
(3) « Marc, comme tous les industriels que nous avons
rencontrés, préfère garder l’anonymat. Sur ses relations avec la
grande distribution, il confesse : « Je ne suis pas Nestlé. Les
grandes surfaces peuvent très bien se passer de moi […] Les
grandes surfaces ont sur moi un pouvoir de vie ou de mort. » Et
lui font donc subir le supplice du pal […] Si l’on s’en tient à
l’alimentation, 11 500 industriels, principalement des PME, et
570 000 agriculteurs font face à 6 centrales d’achat. »
(Marie-Sandrine Sgherri, La machine à broyer les PME, Le Point,
18/03/2010)
(4) La part de l’alimentaire est passée de 26,9% dans les années
60 à 13,9% aujourd’hui…
(5) Le 12 juin 2007, contre
l’avis du Parlement Européen et des consommateurs, la Commission
Européenne a proposé au vote du Conseil des ministres des états
membres un texte autorisant la contamination des produits
estampillés Bio par les OGM à hauteur de 0,9%, sans étiquetage,
comme les autres produits issus de l’agriculture conventionnelle
à partir de 2009. Alors ministre de l’agriculture dans le
premier gouvernement de Sarkozy, Christine Lagarde s’est
empressée de signer le texte. Le fait qu’elle ait eu la firme
Monsanto comme cliente dans le cabinet d’avocat d’affaires
qu’elle dirigeait jadis n’a évidemment rien à voir.
Heureusement, il restera toujours des labels indépendants plus
rigoureux tels que Nature&Progrès, Demeter… ou le nouveau Bio
Cohérence.
(6) A force de raffiner et de dénaturer leurs matières
premières, les industriels se retrouvent avec des substances
insipides voire amères, impossibles à faire admettre en l’état à
des organismes naturellement humains. D’où le recourt massif aux
arômes (l’Union européenne en consomme chaque année 170 000
tonnes, la France 40 000 tonnes)! Le problème est que notre sens
du goût a aussi pour vocation de nous prémunir contre les
aliments non consommables, l’amertume agissant comme un signal
d’alerte. « Si on la masque, l’organisme risque d’absorber
des produits qui lui sont préjudiciables » dénonce
Hans-Ulrich Grimm dans son livre Arômes dans notre assiette, la
grande manipulation ( Terre vivante, 2004) Un autre problème est
que les arômes induisent l’organisme en erreur : « un arôme
de bœuf indique à l’estomac qu’il aura bientôt à transformer de
la viande, mais rien ne vient. Le système tourne à vide et
provoque inévitablement une sensation de faim. » explique
Léonard Kartz (Arômes : les faussaires du goût, Quelle Santé
N°6, Juin 2006) « Danone ne veut pas que son yaourt à
la fraise ait le même goût que celui de Yoplait ? Pas de panique
: Givaudan propose 500 arômes de fraise différents… »
(Nathalie Villard, Les industriels du goût inventent 4 000
nouvelles saveurs par an, Capital, Avril 2008) Les arômes
utilisés sont-ils naturels ? Souvent oui mais la nature a
parfois le sens de l’humour : comme toute la production mondiale
de fraise ne suffirait pas à aromatiser 5% des produits au goût
de fraise des seuls Etats-Unis d’Amérique et comme en plus le
goût de fraise supporte mal le temps et est trop subtil pour
aromatiser quoi que ce soit, on utilise souvent… des copeaux de
bois d’Australie ! Le bois aussi est naturel, non ? Sans autre
précision, l’indication "arôme" signifie que les molécules sont
identiques nature… mais néanmoins synthétiques.
(7) « Ne pas mettre, comme le prévoit la circulaire, plus de
15% de mauvaises graisses dans les plats, servir des légumes en
entrée au moins dix fois par mois ou encore ne pas dépasser pour
les desserts 20 g de sucre ajoutés par portion de 100 g, ça
coûte un peu plus cher. Quand on sait que certaines cantines se
contentent de 90 centimes d’euro pour fabriquer un repas, alors
que dans la profession on s’accorde sur un prix plancher à 1,50
euros, on se dit qu’il y a encore du pain sur la planche […] Et
tant pis si 18% des petits Français sont en surpoids ou obèses.
» (L’école de la malbouffe, Le Canard enchaîné, 09/10/2009)
(8) « Sur les 217 spots alimentaires ciblant les enfants,
relevés pendant quinze jours sur les plus grandes chaînes de
télévision à l’heure des émissions enfantines, 89% concernent
des produits très sucrés ou gras ! […] Globalement, les
publicités participent activement à la construction de "l’idéal
alimentaire" des enfants. Entre les repas, 60% d’entre eux
sollicitent viennoiseries, confiseries, gâteaux gras ou sucrés,
et au petit déjeuner, 64% réclament des céréales très sucrées,
des viennoiseries, gâteaux et confiseries, produits qui font
l’objet de l’investissement publicitaire le plus massif ».
(Alain Bazot, communiqué de presse UFC-Que Choisir, 29 septembre
2006) « L’influence de la pub sur les jeunes n’est plus à
démontrer. Selon une étude réalisée, en octobre dernier, pour le
ministère de la Santé, 47% des 8-14 ans confessent qu’elle leur
donne envie de manger ou de boire, 62% réclament ce qu’ils ont
vu à la télé… et 91% déclarent l’obtenir grâce à la faiblesse de
leurs parents. » (Jean-Michel Thénard, La campagne contre
l’obésité mettrait publicitaires et industriels à la diète, Le
Canard enchaîné, 16/04/2008)
(9) « Demandez aux 8-12 ans de vous décrire leur repas dominical
rêvé : ils seront 56% à plébisciter le fast-food » (Isabelle
Saporta, Les enfants et la télé : bonjour les dégâts
alimentaires !, Marianne, 20/01/2007) Ceci dit : «
[…] la majorité de nos 120 000 restos ne font que remettre en
température, au micro ondes ou au bain-marie, des produits
industriels. C’est ce que l’on appelle la « cuisine d’assemblage
» plébiscitée par nos chefs tricolores.» (Petits plats dans les
grands, Le Canard enchaîné, 04/02/2009)
(10) « Nos parents pouvaient peut-être, après « initiation »,
faire la différence entre tel et tel produit, mais comment
analyser les nettement plus complexes « protéines de lait,
épaississants : E 1422, E 440, E412, dextrose, arômes » sur un
emballage. C’est quoi ? C’est bien, c’est pas bien ou plutôt
c’est bon pour ma santé ou non ? Combien, hormis ceux qui ont
fait des études supérieures de chimie sont capables de
déchiffrer ces hiéroglyphes-là ? Comment en sommes-nous arrivés
à accepter de ne plus comprendre ce que nous et nos enfants
buvons, portons, mettons sur la peau… ? Comment en sommes-nous
arrivés là ? » (Marie-Paule Dousset, Savoir acheter,
Flammarion, 2007, p.12) « C’était pourtant une bonne idée de
la Commission européenne. Faire en sorte que l’on puisse enfin
déchiffrer les étiquettes […] Comment ? En imposant des
caractères de 3 millimètres. Mais c’était compter sans
l’agroalimentaire. Lequel en a fait des tonnes pour que les 27
Etats membres rétrécissent la taille des caractères à 1,2
millimètres […] Si l’agroalimentaire veut garder nos étiquettes
illisibles, elle se décarcasse aussi pour continuer à afficher –
en très gros, cette fois – les fameuses « allégations santé
». (Pas touche à l’étiquette, Le Canard enchaîné, 19/08/2009)
|
Rayonnages
Les consommateurs qui se ruèrent dans
les hypermarchés à la recherche des « boissons miracles » furent
désolés d’apprendre qu’ils s’étaient garés pour rien. Herbobio avait
choisi de développer son propre circuit de distribution.
Pour un internaute, il ne pouvait s’agir que de magasins dédiés, sur
le modèle de ce qui se faisait pour du café en capsules : cela
permettrait à la marque de se positionner sur le créneau « exclusif
haut de gamme » et de pousser ses prix vers le sommet… Un autre
évoqua des réunions de type Tupperware® avec des « Experts en
nutrition » en hôtes affables et assoiffant… Un troisième imagina
des distributeurs automatiques, stratégiquement placés à proximité
des magasins bio… à défaut de pouvoir les mettre dans les cours de
récréation.
Les rumeurs ne cessèrent que lorsque la société annonça par voie de
presse, le lancement de son site Internet : www.herbobio.com. C’est
là et nulle part ailleurs qu’il serait possible de s’approvisionner
!
Pressentant que cette annonce n’était pas de nature à créer
suffisamment de polémique, Herbobio expliqua – via un publireportage
dans le magazine Marie Anne – sa décision de se passer des grandes
surfaces sous le titre provocateur : « Pourquoi Herbobio dit Non aux
distributeurs! »
« Nous avons étudié la possibilité d’une telle collaboration pour
finalement la rejeter sur la base de la pression exercée par les
grandes surfaces sur l’emploi, l’environnement, l’agriculture et la
société en général.
Au niveau de l’emploi, chaque emploi créé en grande surface a
conduit à la disparition de 3 à 5 emplois ailleurs. Entre 1966 et
1998, le nombre de commerces de proximité en France a ainsi baissé
de 58%, tandis que la population augmentait de 30%. Herbobio
souhaite renverser la tendance et bâtir un réseau local au contact
direct avec les citoyens ! (1)
Au niveau de l’environnement, le système des centrales d’achat
décentralisées et de l’approvisionnement au moindre coût est
responsable de la plus grande partie du fret routier européen.
Herbobio vise à développer le circuit le plus court possible,
limitant ainsi l’usage de la voiture par le consommateur. (2)
Au niveau de l’agriculture, les enseignes exigent des produits à bas
coûts, esthétiquement parfaits et calibrés au millimètre...
Résultat, les maraîchers n’ont d’autre choix que de se limiter à
quelques variétés produites de manière intensive à l’aide de
substances chimiques. Les étalages sont magnifiques mais il n’y a
plus ni odeur, ni goût ! Herbobio entend préserver la biodiversité
de la planète et favoriser l’éveil des sens. (3)
Au niveau de la société enfin, les
grandes surfaces se sont bâties sur un ensemble d’illusions et de
malentendus. Le choix est synonyme de liberté ? Non, l’embarras du
choix ne fait que renforcer l’influence de la publicité et des
promotions ! Le libre-service est la garantie de prix bas ? En
réalité, seul un infime pourcentage de produits est bradé pour
attirer le chaland ! Faire ses courses en grande surface est
plaisant ? Nous vous laissons répondre…
Bref, une distribution en grande surface ne nous a pas paru être une
solution honnête ou responsable. Résolument tourné vers l’homme
Herbobio entend démontrer qu’il est possible de concilier services
de proximité et coûts raisonnables. Rendez-vous sur www.herbobio.com
pour découvrir tout ce que nous pouvons faire ensemble pour un monde
meilleur! »
Il fallait être particulièrement inconscient ou téméraire pour se
mettre ainsi à dos les plus puissants distributeurs du pays… mais la
publicité eut l’effet escompté : elle ne passa pas inaperçue !
Les commentaires repartirent de plus belle sur la stratégie de cette
société « forte en gueule » qui disait tout haut ce qu’un certain
nombre de fabricants n’osaient même pas penser tout bas…
Une multinationale ne pouvait risquer le déréférencement. Herbobio
devait donc appartenir à une société indépendante… et fière de
l’être ! Côté promotion, elle avait dans tous les cas réalisé un
sans faute : inconnue il y a dix jours, elle était désormais de
toutes les conversations…
… au point de presque éclipser les réactions outrées des
représentants des grandes enseignes :
Embranchement dénonça une attaque gratuite dénuée de tout fondement
alors que les grandes enseignes prévoyaient cette année l’embauche
de 26 500 personnes. (4)
Lecaissier rappela que les grandes surfaces étaient à l’avant-garde
du combat contre la vie chère et que seule une réglementation d’un
autre âge, heureusement remise en cause aujourd’hui (5), les avait
empêché de s’exprimer à la mesure de leurs moyens. Et d’annoncer que
l’inflation, grâce à eux, serait divisée par deux au second
trimestre. (6)
Roulette Russe conclut en disant que la tendance était à davantage
de grandes surfaces parce que cela correspondait à l’attente des
citoyens et que l’on ne pouvait pas revenir à l’époque de
grand-papa. Point final !
Afin de bien marquer leur réprobation, un certain nombre de
directeurs de magasins reçurent aussi pour consigne de discrètement
faire disparaître de leur point presse le numéro blasphématoire de
Marie Anne… Le droit à l’information avait tout de même des limites
! (7)
|